Linguiste, universitaire, ses domaines de prédilection sont le langage, la sociologie, la psychanalyse et la littérature. Il est né à Tunis en 1944 de parents nés en Sicile. Il suit sa scolarité dans le sud de la France, et devint coopérant à Alger (1970-76), maître de conférence à Aix-en-Provence (1976-2005), à X’ian en Chine (2005-2006) et à Palerme (2006-2008). Joseph Donato nous offre une traduction forte de Leonardo Sciascia, La difficulté d’être sicilien, de Matteo Collura (L’Écarlate, octobre 2012).
Propos recueillis par Laure Rebois
—Vous nous faites découvrir ici un écrivain, essayiste et journaliste, mais également un citoyen et homme politique engagé et controversé. Pourquoi avoir choisi cette traduction ? Pourquoi Leonardo Sciascia ?
Je pense que pour un certain nombre de lecteurs il s’agira plutôt d’une redécouverte. Sciascia écrivain et intellectuel incontournable en Italie, n’est pas moins connu, de son vivant, en France. Immédiatement traduit, chacun de ses livres rencontrait un grand succès de librairie. Mais l’unique biographie due à Matteo Collura publiée en 1996 à Milan par Longanesi n’avait pas de traduction française. C’est cette anomalie que j’ai voulu corriger.
Pourquoi Leonardo Sciascia ? Cela a sans doute à voir avec ma propre histoire. C’est pour moi une vieille connaissance en tant que lecteur. Un grand écrivain italien du XXe siècle. Maître de culture et de langage, intelligence supérieure, citoyen « engagé », mais jamais dans un parti ou un parti pris, toujours dans l’exigence de vérité, député pendant 5 ans, témoin et acteur de l’histoire dans un pays lacéré par tant d’impostures des pouvoirs établis : l’église, les partis clientélistes, la mafia et les intérêts privés. Un grand penseur. D’une totale singularité, toujours actuelle, anticonformiste, hérétique, incommode. Dans la grande tradition classique européenne. Parmi les grands auteurs que sa Sicile natale a donné. Il en a fait un observatoire du monde.
—Sciascia a marqué la seconde moitié du XXe siècle, très présent dans les débats et polémiques historiques sur l’Italie et l’Europe. Sa jeunesse fut marquée par le fascisme, ce qui lui fit voir la Sicile et le monde autrement, mais aussi réfléchir à l’Histoire sous un autre angle. Quel est son livre que vous préférez ?
Vous avez raison. Un écrivain très présent à son époque, bouleversée et bouleversante. Du fascisme (il est né en 1921) qui le conduit à réfléchir très tôt à la question du pouvoir sous ses différentes figures. Dictatoriales, cléricales, partitaires et mafieuses. Dogmatiques et opportunistes. L’assassinat de Matteotti par les sbires de Mussolini, le rétablissement de la peine de mort, la guerre d’Espagne ont été ses expériences fondatrices. Jusqu’à la fin des illusions, dès les années soixante, d’un siècle complexe, menaçant, manichéen.
Sciascia disait lui-même avoir écrit toujours le même livre. Il y a pour moi une difficulté à en distinguer un seul : Todo modo, Le contexte, Le jour de la chouette ? Ou encore, Candido ou un rêve fait en Sicile, pour sa légèreté, l’évident amusement de l’auteur qui, pour finir, déclare nécessaire d’arrêter avec la question des pères : Voltaire, Marx et tutti quanti.
—Les inquisiteurs le soupçonnaient d’hérésie, dont le parcours est pourtant dans ses livres. Il condamnait la démocratie chrétienne, un anticlérical irréductible ! Qu’en pensez-vous ?
La mort de l’Inquisiteur (1969) est de tous ses livres, celui qu’il disait préférer: inachevé et inachevable parce qu’on n’en a jamais fini avec les inquisitions.
Il critiquait vertement la démocratie chrétienne coupable de trahir le message de l’Évangile au nom de l’Évangile. À ses yeux le responsable principal de la dégradation inouïe de la vie publique, du sens de la justice, de l’honnêteté, de toute moralité. Sciascia a été un anticlérical irréductible tout en faisant de la figure des gens d’Église une figure importante de ses récits. Dans le même temps, il éprouvait un incontestable sentiment religieux. En laïc. Il se disait sensible au message de Pascal et de Manzoni en toute lucidité c’est-à-dire en maitre du doute. Sa foi dans l’éthique le rendait irréductible.
Toujours du côté des opprimés et irrécupérable par quiconque, parce que libre.
—Il savait lire les évènements, les livres, les signes du temps et du langage. Est-ce pour vous ce qui fait la différence avec les autres auteurs ?
Pour une grande part oui. Il savait lire les évènements du monde et les livres. Et il savait en écrire admirablement. Dans une langue concise, sèche, essentielle, lumineuse et forte. Efficace et captivante. Imprévisible et inimitable. Il était contemporain de Pasolini et de Moravia et Calvino. Salué par eux. Dès 1951, Pasolini dira de ses Fables de la dictature : « Il s’agit de la seule écriture possible dans cette époque. » Sciascia a une boussole, la raison lucide et la littérature, seule à même d’approcher le réel par le travail de mise en forme du monde. Et puis il y a l’homme et le citoyen : simple, vrai, tenace lutteur contre les dogmes et la bêtise. En 1976, le même Pasolini saluera la parution de Todo Modo comme le récit indépassable qui marquera le siècle, sur l’église et la politique italienne.
Son “art poétique” résidait dans cette aptitude à la réécriture innovante.
—Montaigne était une de ses « boussoles éthico-littéraires ». En est-il de même vous concernant ?
Montaigne. Montaigne sans hésitation, une des plus belles aventures humaines disait Nietzche, mais comme toujours avec Sciascia, pas seulement. Pascal, les Lumières, Stendhal, Hugo, Manzoni, Pirandello, Brancati… Sciascia me semble occuper une place singulière dans ce siècle terrible, pour cette reprise de la grande tradition humaniste française et européenne.
Ce sont des géants incontournables.
Plus Sartre et Camus.
—Sciascia a été influencé par ses premières lectures. 300 livres de 9 à 14 ans… Par les auteurs du XVIIIe, dont Diderot, Voltaire… Les « illuministes ». Mais quelles ont été les vôtres, d’influences ?
Immense et précoce lecteur. Servi par une mémoire prodigieuse. Passionné de littérature, il fait son miel très jeune, des livres qui l’entourent chez ses tantes filles de mineurs et institutrices : Diderot, l’auteur du Paradoxe du comédien, Courier le pamphlétaire, Casanova le libertin. On sait que les commentateurs ont paresseusement fait de Sciascia le continuateur des Lumières. C’est déjà pas mal, mais il a été beaucoup plus que cela : écrivain rare, homme de lettres (plutôt qu’intellectuel, disait-il), citoyen engagé, mais jamais au sens du parti pris. Grand lecteur, Sciascia dépoussière tout ce qu’il lit. Il dit sa dette au « siècle éducateur » de Diderot et Voltaire, mais en vrai penseur, il ne répète pas. Il dépasse toujours le déjà pensé et le déjà dit. Avec une grande finesse, avec élégance, exigent avec lui-même, il est chercheur de vérité, de ce qui ne va pas de soi, de l’inouï.
Mes influences ? La langue française en premier lieu. Ses penseurs et ses philosophes, ses essayistes. Sartre et Camus, je l’ai dit, mais aussi Diderot, Stendhal, Hugo. Mais aussi Flaubert, Céline, Aragon…
—Il a trouvé chez eux, ce qui manquait à l’Italie, un ensemble d’idées, de valeurs, de principes ; en recherche de la vérité, la justice « juste » et la liberté. Ont-ils eu le même impact sur vous ?
Oui en effet, l’Italie n’a pas la tradition littéraire de la France ni son histoire révolutionnaire. Sciascia disait son admiration pour la culture et la mentalité françaises sous cet aspect. Celle de l’Italie est musicale, avec le grand opéra et les chansons. Sciascia au cours de ses séjours fréquents dans la capitale se transformait en piéton de Paris, lisant les signes de cette histoire et de ses écrivains. Sciascia est tout à fait convainquant quand il analyse ce qui a manqué à l’Italie moderne : la construction d’un espace public à l’esprit critique. Les intellectuels italiens contemporains se réfèrent à la constitution italienne de 1946. La profondeur historique n’est pas comparable. Mais cela n’enlève rien à la réactivité, à l’agilité intellectuelle, au raffinement de ce peuple de “phraseurs” (Alessandro Pipperno).
Participer, à mon niveau…, de ces deux cultures a été une chance pour moi, fruit du hasard.
—Zola fut un de ses modèles. Quel est votre modèle littéraire ?
Le Zola du “J’accuse” et de Germinal sans doute…
Je fais miens les différents modèles élus par Leonardo Sciascia. Plus Sciascia.
—Sa passion de la littérature l’a certainement sauvé de son avenir héréditaire : il aurait dû devenir mineur. Pensez-vous qu’aujourd’hui cette passion suffise pour changer de voie, de destinée ?
Mineur ou écrivain ? La passion de la littérature et son talent ont certainement sauvé Sciascia de sa destinée programmée. N’oublions pas que son frère cadet s’y suicidera, dans la mine. Le premier drame qui a failli ruiner ses ambitions naissantes, dira-t-il.
Mais de façon imprévisible, il explique que l’activité minière pour terrible qu’elle ait été, de souffrance et d’exploitation aliénante, a transformé la mentalité passéiste et conformiste, résignée et répétitive du paysan sicilien. Une transformation anthropologique. Le paysan avare et mutique, traditionaliste et solitaire s’est transformé en homme exubérant, bambocheur, vivant et viveur, violent aussi et dépensier. Une transformation qui a déterminé l’éclosion de nombres d’écrivains siciliens. Une influence qui est allée dans les deux directions. De la littérature pour sortir de la mine et de la mine pour entrer en littérature.
—Leonardo Sciascia a d’abord été une vingtaine d’années instituteur, mais sans vocation. Il en fit en récit qui remporta un franc succès. Mais des auteurs italiens l’ont inspiré également. Et vous, quels sont les auteurs italiens qui vous ont marqué et pourquoi ?
Sciascia instituteur, voilà encore un exemple de l’inattendu sciascien : dans les conditions de misère que vivaient les enfants dans son village, devant des enfants qui crevaient de faim, comment enseigner la grammaire, la littérature et l’histoire ? Comment parler de vocation ? Dans d’autres circonstances peut-être… Il racontera cette expérience dans son premier grand succès, Les paroisses de Regalpetra.
Quant à moi, je suis d’une autre génération. J’ai été enseignant. J’ai aimé la curiosité, l’intelligence d’enfants qui ne manquaient pas de l’essentiel, eux. Universitaire, malgré la dégradation continue d’une institution entrant dans une précarité de plus en plus générale, j’ai connu la passion du métier.
Chez mes parents, nés en Sicile dans les premières années du XXe siècle, puis émigrés en Tunisie et en France dans les années cinquante, il n’y avait pas de livres. C’est à l’école française que j’ai découvert la langue et les livres. Je suis devenu linguiste. J’ai fait ma thèse sur la langue sicilienne. C’était une époque, la fin des années 60, les années 70, durant lesquelles ces trajectoires de promotion sociale n’étaient pas rares. Et il n’y avait pas de conflit identitaire, sinon intime et plutôt enrichissant. La découverte et la lecture de Sciascia m’étaient comme une méditation. Une ouverture. Il a été un passeur aussi. Vers Pirandello et Brancati.
—Que diriez-vous sur lui pour donner envie de le lire ?
C’est un auteur qui surprend constamment. Narrateur et essayiste en prise avec l’histoire, avec la vie, son écriture est à la foi digressive et ciblée. L’alternance et le mélange des genres étaient revendiqués. Il refusait tout enfermement et il renouvelait les thèmes qu’il approchait : récit historique, chronique et réflexions partant de faits divers, roman policier, fiction. Il aide à comprendre le monde qui a été et ses évolutions déroutantes. Il souligne l’impensé de ces évolutions et les diverses impasses d’une modernité qu’aucune rationalité ne semble plus orienter. Moraliste au sens classique. Maitre d’ironie. Il ne se hausse jamais du col. Constant et tenace. Il parlait bas, mais sa voix portait loin. Par quel mystère ? La magie de l’écriture et de la pensée maitrisée et mise en mots dans la joie du travail accompli. Au cœur de l’aventure humaine.
—Sciascia semait des doutes pas des certitudes. Quel autre écrivain pour vous a su en faire de même ?
Sciascia c’est à la fois un homme contre et un maitre du doute. Qui doutait de ses propres doutes. Il a voulu un temps cette épitaphe. « Il contredit et se contredit ». Il revendiquait ce droit. Contre toutes les postures et toutes les impostures.
Pour provoquer, je dirais Sartre.
—Et pour vous, qu’est-ce qu’un écrivain ? En ça Sciascia a déjà répondu…
Sciascia disait, citant Brancati : « Certains traversent cette existence en laissant d’eux-mêmes une empreinte dans un fauteuil. » Tous les deux faisaient allusion à ces notables siciliens dont une bonne part de la vie sociale se déroulait dans ces cercles de loisir institués par Mussolini. Cercles de conversation, de discussions enflammées, de jeux de cartes. Témoins d’une culture traditionnelle, séculaire, populaire, que Sciascia jeune a beaucoup observé et apprécié.
Mais pour lui, un écrivain est à l’opposé de tout cela. « J’écris pour accomplir une bonne action. Afin qu’aucun de mes lecteurs ne puisse se sentir trompé ou avili. » La littérature et l’écriture étaient sa foi. « J’aimerais que ma plume fût une épée. »
“Quelqu’un de plutôt inoffensif, sympathique, un peu obsédé, qui s’acharne à vouloir couler les choses dans la forme des phrases, à vouloir que tout ça (le monde, la vie, le temps qui passe, les sentiments, les hommes) n’ait pas eu lieu en vain, ne soit pas perdu à jamais…”, pour le dire avec Danièle Sallenave.
—« Nous sommes tous des personnages en quête d’auteur », disait-il. Le rejoignez-vous ?
Pirandello pour le jeune Sciascia avait dit l’essentiel de cette question identitaire et existentielle. Chaque Sicilien est une ile sur cette ile…Jeté sur cette terre, en ce lieu, en ce temps, par hasard. Comment ne pas être chacun un personnage en quête d’auteur ? Je suis convaincu, pour ma part, qu’on se construit, qu’on est construit par l’histoire que l’on vit et par la mémoire, transmise, acquise et vécue, ou sa dramatique absence.
Reste à savoir ce qui de la quête ou de l’auteur est la chose la plus importante…
—Avez-vous rencontré Matteo Collura, l’auteur de cette biographie ?
Pas encore, mais on s’écrit et on se parle. Dès ma première lecture de cette biographie, je lui ai communiqué mon désir de la traduire. Il a été un auteur comme on en rêve, en tant que traducteur, j’imagine. Totalement respectueux de mon travail. Qu’il soit à nouveau remercié de cette liberté.
—Lequel de ses écrits a su retenir davantage votre attention et pourquoi ?
Celui que je viens de traduire. Pour toutes les raisons déjà dites.
—Comment et pourquoi êtes-vous devenu traducteur ? C’est de la réécriture comme Sciascia disait de son œuvre, non ? Il y accordait beaucoup d’importance.
Par hasard et naturellement. J’aimerais assez que cela soit lu comme une réécriture… Mon éditeur me fait la profonde joie de considérer que ma traduction ne sent pas la traduction. Ce passage d’une vision du monde, d’une interprétation, à une autre. Difficultés qui surgissent également, parfois, dans une même langue. Que l’on songe par exemple, à ce passage, dans Le jour de la chouette, ou le chef mafieux don Mariano Arena expose son paradigme qui distingue cinq types d’hommes. Des vrais hommes aux quaquaraqua (va de la gueule, ineptes)
Sciascia se disait très irrité du succès de ce mot cynique du chef mafieux qu’il entendait, lui, stigmatiser.
—Quelle méthode avez-vous mise en place pour établir cette traduction ?
J’ai d’abord traduit au plus près du texte, syntaxiquement parlant surtout. Plus ou moins satisfait du résultat parfois, et dans un amical échange avec Henri Verniers, mon très précieux lecteur, avocat de profession, grand lecteur et maitre des mots justes ò sa manière, qui découvrait et Leonardo Sciascia et la langue italienne, j’ai successivement, plus librement recherché la mise en mots qui coulait le mieux en langue française.
— Que vous a apporté ce travail ?
Bien plus que je ne saurais dire en quelques mots. Le plaisir d’un travail sur la langue, sur ces deux langues et une connaissance plus approfondie de Sciascia. Une stimulation intellectuelle et émotionnelle. La satisfaction de construire en puisant à la source, un sens à toute une histoire. De la Sicile. De l’Italie. Des miens. Une mémoire à transmettre peut-être. Un hommage à une figure qui aide à vivre ceux qui le lisent. Peut-être en a-t-il rêvé.
— Avez-vous découvert une face inconnue pour vous de Leonardo Sciascia ? Ne serait-ce que par la rencontre avec ses filles.
Une pensée qui se donne à lire en action et qui donne à voir comment elle s’inscrit dans la longue histoire de ses devanciers sans jamais manquer au devoir de faire sa propre part dans la joie d’écrire.
En rencontrant ses filles Laura et Anna Maria, Nino Catalano son gendre et Vito son petit-fils un jour d’été dans cette modeste maison de campagne où il écrivait tous ses livres. J’ai pu visiter cette petite pièce bureau, restée en l’état où sa présence, vingt ans après sa disparition, était encore palpable et vivante.
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