Interviews

Jarry, l’atypique philanthropique

Jerry Atypique

Comment écrire ce chapeau en voyant ma fille (2 ans) et ma belle-fille (7 ans) traverser l’appartement, déguisées en licorne « parce que Jarry aime ça » ?! Oui c’est atypique mais Jarry l’est autant. Et c’est pour cela que son public est large. Il se présente sur Twitter ainsi : humoriste et humain aimant les autres ! Et on le constate à travers ses interventions médias malgré elles risibles voire loufoques (cf Star sous hypnose), malgré lui. D’où mon envie de vous présenter comme je l’ai perçu, cet être pour lequel le mot humain alors accolé prend tous ses sens. Jarry se livre au Salon Littéraire.

Propos recueillis par Laure Rebois

Vous êtes nés à Angers, ville d’une quinzaine de personnalités dont deux écrivains : Hervé Bazin qui nous a offert son fameux Vipère au poing et Jean-Claude Brialy qui a livré deux autobiographies et un ouvrage sur son pays natal Mon Algérie.

Il a créé aussi le Festival d’Anjou. C’était vraiment un homme de Culture. Il a marqué la ville. Et pour nous, pour moi quand j’étais petit, c’est ce Monsieur qui représentait la Culture. Alors j’en ai un souvenir très tendre.
Vipère au poing oui je l’ai lu forcément ; il est dans les programmes scolaires. Magnifique.

Leur point commun est de jouer de leur vie, l’utiliser. Votre 1er spectacle Entre fous émois était un seul en scène autobiographique. Votre nom de scène est très personnel et le spectacle Atypique est tiré de vos expériences. Pensez-vous que les artistes sont finalement ceux qui trouvent le moyen de transformer leur « moi » ?

C’est une très belle question. Je pense, effectivement, que c’est exactement cela. Je ne sais pas si j’aurais trouvé cette formulation qui me parle. Ce moi permet de savoir qui on est. J’ai l’image de quelqu’un qui sort de l’eau, ayant besoin de respirer. Et c’est vrai que les Arts en général nous servent à respirer. J’aime beaucoup l’image du moi. Et je crois que les artistes qui se perdent, et ou sous forme de dépression, n’arrivent pas révéler leur moi justement. Le travail d’un artiste est, toute sa vie, de définir son cadre et de savoir qui il est, mais profondément. Puisque pour nous, les émotions sont réellement exacerbées. Enfant, je me demandais pourquoi j’étais plus sensible que les autres. Encore aujourd’hui les gens me disent « Mais ceci, ça t’émeut ! Cela ça te met autant en colère ! Mais pourquoi ? » Et j’ai à chaque fois l’impression que le curseur de mes émotions n’est jamais là où il est pour le commun des mortels. Tout ce qui peut être dramatique pour moi, peut être banal pour les autres. Ce qui peut me mettre terriblement en colère, peut sembler complètement futile. Et toute ma vie j’ai dû me justifier, expliquer pourquoi « ça » me mettait dans ces états. Et ce sujet me ramène au film Le cercle des poètes disparus…

Rare film à avoir donné lieu à un livre d’ailleurs…

Il a été traumatisant pour moi. Il est porteur d’une telle émotion que j’avais le sentiment que j’étais le seul capable de monter sur la table et dire « Ô capitaine ! Mon capitaine ! » C’est ce que me procure les livres, et d’autres films.
J’ai lu beaucoup de poésie. Non pas pour les vers, simplement pour les mots. Ils me font du bien. Je ne lisais pas les mêmes ouvrages que les autres enfants puisque je n’avais pas envie d’histoires drôles ou belles. J’avais besoin de lire véritablement la vie des gens pour me dire que dans le parcours que j’étais en train de vivre intérieurement, je n’étais pas seul. C’est ainsi que très jeune j’ai lu Les misérables, également Sarah King, très tôt. Dès que j’entends que « lui » a un parcours « pas comme les autres ». Je le lis.
Donc oui, le moi me parle et encore plus aujourd’hui. On dit qu’il ne faut pas montrer ses émotions parce que c’est une faiblesse. Je pense que ça m’a donné encore plus envie de montrer mon moi.

En 2001, à votre arrivée à Paris, aux cotés de Bernard Grosjean, vous intégrez la compagnie de théâtre Entrées de jeu. Elle ouvre le débat sur des sujets de préoccupation partagés par le public. Il participe alors à une réflexion collective : cela pour expérimenter, à travers la médiation du théâtre, des solutions de changement aux problèmes posés. Pensez-vous que le théâtre comme la littérature mènent forcément à une réflexion ? Le divertissement ne sert-il pas justement à casser cette « obligation » ?

Je crois que le théâtre, comme la littérature, a l’obligation de poser des questions, de nous nourrir et nous faire ressentir des choses. C’est au service de quelque chose. Le divertissement ne vient pas casser mais juste apporter de la distance et dédramatiser ce qui peut être angoissant, stigmatisant.

« L’obligation » … Je sors de radio, avec un homme brillant et extrêmement drôle. J’étais étonné de ne découvrir que son humour même si on le connaît déjà un petit peu. Ce à quoi il m’a répondu que lorsque vous êtes un homme d’Etat, vous devez vous tenir. Mais encore une fois, quelle méprise ! Il est coutume de songer que les gens qui sont très cultivés et détiennent un certain savoir, sont chiants par définition. Personne n’essaie de casser cette image.
C’est la raison pour laquelle j’ai envie d’être un artiste abordable, pour les gens je ne dois pas être irréel. On me reproche d’être autant abordable mais je sais ce que je dois à mon prochain, et grâce à qui je fais ce métier.
Je vis pour la vie et pas pour la regarder.

Et il y a le souci de l’étiquette en France.

Oui c’est terrible ! J’essaye de ne pas en avoir même si nombreux sont ceux ne connaissent pas mon parcours. Je fais en sorte de donner de l’émotion. Si on essaye de ne rien défendre on n’en défend beaucoup plus que ce que l’on s’obstine à vouloir faire entendre. Je souhaite les amener pas à pas à cela.
J’ai travaillé des années avec des jeunes en difficultés, ne tentant jamais d’obtenir des résultats mais en les laissant se dépasser. « Monsieur, t’as vu ce que j’ai fait aujourd’hui ! » Je répondais qu’ils me surprenaient même si je savais qu’ils en avaient la capacité. Je leur laissais la possibilité de croire que je leur avais appris énormément alors que c’était en eux.
Mais oui, en France, on aime les choses compliquées, même dire que nous ne sommes pas abordables pour se dire que nous sommes quelqu’un d’incroyable.

Les mythes…

Justement, il faut démystifier la littérature comme on a démystifié la cuisine. Pendant des années, bien manger était forcément lié à un certain niveau social et culturel élevé. Cela fut vulgarisé. La cuisine par les émissions a touché, et donné envie de manger, quelque soit le budget qu’il y a à la maison. Les gens prennent le temps de cuisiner donc il faut qu’ils prennent aussi le temps pour la littérature.

Revenons au théâtre. La compagnie Entrées de jeu propose des spectacles interactifs. De courtes pièces sont jouées une première fois, puis une seconde mais le public peut intervenir et proposer au débat une autre suite/scène selon ses opinions.

Dans la vie il y a plusieurs papas. Celui qui nous donne la vie et l’autre. Et, c’est autre est Bernard Grosjean. Il a travaillé avec Augusto Boal qui lui, était au Brésil pour lutter contre la dictature à l’époque. Il prenait l’excuse de faire du théâtre pour faire de la politique. Il éveillait les gens au travers de scénettes. Par exemple au lieu de dire « la drogue c’est pas bien », il mettait en situation et on devait jouer des drogués. Puis, il demandait aux gens de monter sur scène et de remplacer un comédien en disant « Quel serait votre comportement à vous face à ça ? » Ces intervenants se rendaient alors compte que la réalité est toujours autre. Donc Bernard Grosjean a apporté cette méthode en France : le théâtre de l’opprimé d’Augusto Boal. C’est ce monsieur qui m’a appris à me pencher sur grand nombre de sujets de société que sont les conduites addictives, le suicide dans les milieux agricoles, la violence faite aux femmes etc. J’utilisais le théâtre. J’étais obligé de jouer juste parce que j’avais en face des personnes concernées par le problème. Lorsque l’on allait présenter l’alcoolisme dans le milieu industriel devant 200 individus touchés par le problème, je me devais de ne pas être dans la caricature. J’ai appris l’exigence et le fait de ne jamais juger quelqu’un, de toujours devoir le défendre parce que quand vous jouez quelqu’un qui boit vous devez avoir les arguments de quelqu’un qui boit. Cela permet d’emprunter, tout le temps, des points de vue différents et d’apprendre à aimer ces gens. C’est passionnant de pouvoir défendre des paroles, des faits, des situations qui normalement sont condamnables. Bernard Grosjean est un homme peu reconnu par les médias en France alors qu’il fait un travail extraordinaire. Il a aidé à révéler tellement de comédiens. C’est un père spirituel que j’aime au-delà de ce que l’amour nous permet de vivre. Il est entier. Je suis là grâce à lui.

Donc en terme de point de vue, quel livre relisez-vous régulièrement ?

Il y a un livre qui a marqué ma vie, j’aime le relire. Il peut paraître banal mais c’est sans doute cela qui fait qu’il parle aux gens. Ce poète qui veut être poète. C’est la première chose qu’il fait le matin en se levant, écrire de la poésie. Cette envie, ce désir… c’est sa première émotion. Il s’interroge alors « Est-ce que je suis poète ? » Et, Rainer Maria Rilke lui répond justement. « Ce n’est pas ce que tu écris qui va faire de toi que tu seras poète, si ta première pensée, ta première envie le matin c’est d’écrire de la poésie, alors tu es un poète. N’attends pas d’être lu par des millions de gens. » Je trouve cela tellement rassurant. Rainer Maria Rilke a donc écrit Lettres à un jeune poète et ce livre m’a aidé. J’aime la lecture psychanalytique parce que j’ai ce besoin de comprendre les gens pour ne pas être injuste avec eux. De même, je suis un passionné de Lacan parce que j’aime être face aux choses. Mais je peux lire à côté de ça, dix fois Harold et Maude de Colin Higgins. L’amour entre une personne âgée et un jeune, la métaphore avec la glace, la sculpture, ce qui disparaît, ce qui n’est pas fixé dans le temps, me parlent et en même temps je peux relire vingt fois Stephen King parce que ça me fait du bien et ça me fait peur. Vraiment il y a tellement de livres, d’auteurs importants pour moi… Comme Lagarce…

Jean-Luc Lagarce est considéré comme un auteur classique contemporain. Il est actuellement l’auteur contemporain le plus joué en France. Metteur en scène de textes classiques aussi bien que de ses propres pièces, depuis sa disparition, son œuvre littéraire (vingt-cinq pièces de théâtre, trois récits, un livret d’opéra…) connaît un succès public et critique grandissant ; elle est traduite en vingt-cinq langues. Vous êtes plutôt théâtre ou littérature ? Quelle forme vous touche le plus ?

Il a été pendant des années méprisé et il a fallu qu’il meurt pour qu’on décide de le jouer à la Comédie Française. Il a écrit tellement de choses incroyables. Il a abordé la famille, la maladie, la sexualité, tous ces thèmes compliqués et maintenant on crie au génie. Il a écrit La peste qui a été interdit. On le brûlait. C’était sur le Sida. Personne n’en voulait. Cela dit, je me sens très proche de lui. Donc il est parti du sida mais on ne l’a pas dit, comme beaucoup. il est mort d’une autre maladie, ça faisait « mieux ».
J’aime les gens qui se sont battus, j’aime les battants dans la vie, j’aime les passeurs, les gens qui vivent des histoires incroyables parce qu’ils y croient.

Je suis plutôt théâtre mais j’aime que le théâtre me narre des choses et j’ai besoin que ce soit de la littérature. Ce que j’aime dans théâtre c’est qu’il doit m’interpeller, par des accidents de vie. Il faut que j’en sorte grandi, d’une émotion même si je suis allé voir une pièce drôle et qui peut paraître futile. J’aurais alors évacué une part d’obscur en moi pour laisser la place à quelque chose de plus lumineux. Mais j’aime tous les grands drames Otello, Lagarce évidemment, mais j’aime aussi la mythologie grecque. Je suis passionné par tout ce qui explique la manière dont l’homme est devenu ce qu’il est. Et je trouve incroyable la représentation de la femme dans le théâtre, qu’on l’ait vue pendant des années comme celle qui voit l’avenir et celles qui détruit l’homme, celle qui le manipule. C’est dingue. Donc oui l’évolution et de l’homme et sa pensée. J’aime. Et lorsque c’est épique.

Durant sept années, vous avez formé des enseignants dans le cadre de programmes d’apprentissage de la langue à travers l’expression théâtrale. Au Maroc, en Tunisie et au Mali. Quelles références utilisiez-vous ? Ou n’était-ce que de l’impro comme développée durant 10 ans dans la compagnie précédemment citée ?

Comment utiliser la littérature maghrébine pour motiver les élèves à apprendre le français ? Voilà la réponse que je devais apporter, appliquer. Mais la plupart des auteurs maghrébins écrivent en français, puisque c’est une ancienne colonie et que l’éducation nationale, pendant des années, était associée à l’éducation marocaine. Je travaillais Tahar Ben Jelloun ou Idriss Chraibi et démontrais que leur littérature est suffisamment forte pour l’utiliser. Eux allaient machinalement à Molière, Racine ou Montesquieu. Imaginez des élèves qui ne parlent pas le français ou très peu, avec ces auteurs, ces textes, pour apprendre le français ! Tahar Benjelloun qui décrit Tanger comme personne pouvait être lu, pour apprendre le français. Et il y a ce que dit le texte et la manière pour s’en amuser afin qu’ils retiennent, qu’ils comprennent de façon ludique. Souvent les enseignants marocains ont fait des études incroyables, sont venus en France, ont étudié les Lettres et ce sont des amoureux des Lettres. L’éducation marocaine et tunisienne, sont très rigides et très strictes. On peut demander aux enfants d’apprendre 200 mots pour le lendemain. Amener du jeu c’était une révolution. Donc c’est pour moi un très bon souvenir.

Vous avez voyagé, partagé différentes cultures, de même qu’à travers les livres. Vous avez alors découvert Khaled Hosseini écrivain américain – ce médecin est connu pour son livre devenu le film Les cerfs-volants de Kaboul.

Extraordinaire !

On traverse trente ans d’histoire du pays d’origine de l’auteur : l’Afghanistan. En plus du thème de l’immigration, on retrouve ceux des relations père-fils, l’amitié, l’adoption et la rédemption. J’ai envie de dire : votre vie en quelques sortes, non ?

Oui. C’est très juste.
Et encore une fois dans ce qu’il y a de plus terrible, il y a toujours quelque chose de positif. Kaboul dans l’esprit des gens c’est la guerre, les tueries. Un cerf-volant est symbole de liberté. Et je trouve ça magnifique parce qu’encore une fois, ça c’est de la poésie, de la poésie arabe/maghrébine ; c’est exactement cette image là : où les bombes tombent et bien il y a des choses très simples. Cela m’a beaucoup touché. Quand on voit par exemple aujourd’hui ce qui se passe en Syrie, s’ils lisaient ce livre, ils seraient bouleversés. Et puis vous savez, enseigner le théâtre, parler de liberté, de la capacité de jouer des choses, sur la sexualité, sur le Roi dans ces pays, ça donne et prend une force que je n’avais pas lorsque je faisais cela en France. Parler d’homosexualité et dire « Tiens tu vas jouer un homosexuel sur scène ! », si je l’avais dit dans la rue je me serais fait taper.
Et sur scène c’était le prétexte à jouer. Quand je disais aux femmes voilées : tu peux jouer une prostituée. Au départ elles refusaient. Mais le théâtre est un espace de jeu et on s’amuse. « Quand je te demande de jouer quelqu’un qui tue, ça ne pose pas de problème. Mais là pour jouer une prostituée, tu me réponds que ce n’est pas bien. Très bien mais tu n’es pas une prostituée. Tu es une comédienne. C’est totalement différent. »

Vos auteurs favoris tiennent pour fil conducteur la psychologie. Boris Cyrulnik en fait partie ; bien connu pour son thème de prédilection, la résilience. Alors pourquoi ?

Parce que la résilience est le fil conducteur de ma vie. Et j’amène les gens autour de moi dans cette résilience. Je crois que la distance nous permet de moins souffrir. Et, à partir du moment où on accepte les choses telles qu’elles sont, on peut faire qu’elles ne nous fassent pas souffrir. J’ai beaucoup de mal à voir des gens se détruire parce qu’ils n’arrivent pas à poser les choses. Je suis de ceux qui acceptent de souffrir. Et puis je me suis tellement demandé pourquoi je n’étais pas comme les autres, sans avoir de réponse, me pensant isolé. Mais c’est une force de ne pas être comme les autres. La résilience m’a sauvé la vie parce que je suis né dans un village où je ne ressemblais à personne d’autre, enfant, adolescent. Après j’ai découvert ma sexualité et encore une fois je voulais avoir des enfants, avoir une famille, faire l’amour à des femmes et pourquoi la vie a choisi que non ? Résilience. J’ai accompagné mon papa jusqu’à la fin de sa vie. Lorsque vous voyez un de vos géniteurs partir, ça vient toucher quelque chose en vous à tout jamais. Résilience. J’ai aimé profondément et j’ai été quitté, ça détruit. Résilience. Parce que je veux être heureux et que je sais que dans ce heureux il y a aussi une part qui fait que dans la vie on souffre. Alors oui je m’entraîne à ne jamais lâcher cette résilience. Cet auteur m’a beaucoup aidé à travers ses livres. Ce qui ne tue pas renforce. Il faut lire Boris Cyrulnik.

En 3ème Docteur, il y a Tahar Ben Jelloun. Il a obtenu le Goncourt en 1987 pour son roman La nuit sacrée, suite de L’enfant des sables. Il présente les traits les plus durs de la société Marocaine. « Cela dit, il nous présente une jeune fille marocaine que son père avait fait passer pour un homme durant toute sa vie, afin de ne pas connaître le déshonneur de ne pas avoir d’héritiers masculins. Dans ce roman complémentaire, Ahmed reprend la parole, se fait conteuse d’elle-même : après la mort de son père, lors de la « nuit sacrée » (la 27e nuit du Ramadan), elle reprend son identité féminine, et décide de partir en laissant tous ses mauvais souvenirs derrière elle. »
Encore là un conflit parental. Avez-vous toujours besoin de vous identifier dans un livre pour qu’il vous tienne, vous secoue ?

J’ai besoin que le livre me réconcilie avec mon histoire, un petit peu. Ce que j’aime dans Ben Jelloun c’est que selon moi, il est un des seuls à réussir la description des lieux, des portraits sans jamais leur porter préjudice. Et même quand il décrit précisément les rues de Tanger ou lorsqu’il parle de cette jeune fille, de son père… Elle acceptait pendant des années d’être considérée comme un garçon quitte à s’en vouloir. Mais quel amour porteur de positivité ! Et parfois on est prêt à ne pas être profondément ce que l’on est, par amour. J’entends souvent « Oui mais c’est compliqué, je ne m’en sortirai pas ! » Votre vie vous donnera un jour l’occasion de sortir de ça ! Et on y assiste dans ce livre cette 27e nuit du ramadan, c’est la nuit sacrée effectivement où tu peux devenir ce que tu es mais pour ça il faut que tu partes. Que tu quittes tout ce que tu as.
Les jeunes, je m’adresse à vous : allez à l’étranger ! Mais partez, vivez, allez voir le monde ! J’ai eu cette chance là, d’avoir une maman qui m’a dit que je pouvais partir de la maison, alors que la seule chose qui me tenait en vie c’était cette mère. Elle m’a dit « parce que tu m’aimes, pars ». Et elle m’a sauvé la vie. Quand je rencontre des jeunes qui me disent « Je ne peux pas parce que je ne peux pas laisser mes parents. » Mais si ! Et quand on fait des enfants c’est pour qu’ils soient heureux.

Donc oui j’ai besoin que ce que je lise me réconcilie, me donne encore la force de porter ce message, parce qu’on grandit des fois sans les choses en lesquelles on croyait profondément. Elles s’effritent. Et on pense que c’est toujours mieux ailleurs. Je crois néanmoins, que cela ne dure pas, parce qu’aujourd’hui j’ai très envie de retourner là où j’ai grandi, alors que je disais tout le temps je ne reviendrai jamais. Et pourtant… Comme je me disais « Tiens je pourrais vivre aux Etats-Unis ! » J’y ai passé trois mois et en suis parti pensant que jamais je ne pourrai vivre ici alors qu’avant j’aurais vendu père et mère clamant être un américain dans l’âme !
N’aimez pas ce que vous ne connaissez pas. Vous avez le droit de dire « je n’aime pas » si vraiment vous l’avez vécu sinon nous sommes dans trop d’apparence, en conflit avec l’autre. L’inconnu…

Idriss Chraibi, qui s’est lui aussi intéressé à la médecine avant de se consacrer à l’écriture, entre autres, est un écrivain marocain également, de langue française. Il est connu pour son roman Le passé simple. Violent, cet ouvrage et sa suite présentent l’Islam et ses pratiques suivant les cats du pays, la condition de la femme également, sur fond de relation père-fils. Encore j’ai envie de dire.

J’ai peut-être eu un des liens les plus jolis avec mon père. Un père avec lequel j’ai eu du mal dans mon enfance parce qu’on ne se ressemblait pas. Il est tombé malade. Il a eu cette tumeur au cerveau et m’a demandé d’être présent, d’être à ses côtés durant cette douloureuse période. Tout ce qu’il ne m’avait pas donné, je devais lui rendre. Il est mort dans mes bras. J’étais seul avec lui. Je suis donc devenu profondément ce que je suis quand celui qui m’a mis au monde est décédé, comme si je ne pouvais vivre que le jour où il serait éteint. Mais il m’a appris des choses qui me servent plus aujourd’hui ; pendant ces années où j’ai cru qu’il ne m’avait rien transmis. C’est fort car il m’a dit que je n’avais pas besoin du regard d’un père pour grandir alors que je l’ai cherché toute ma vie. C’est pour ça qu’il n’y a pas de mauvaise histoire. Il y a que des histoires.

Ce que j’ai beaucoup aimé avec cet auteur est que tout est sur fond de guerres de religion, tout étant guidé par l’amour alors que dans la vie ce sujet oppose les gens.
Je déteste ne pas avoir les informations, ne pas avoir la réponse. Je me souviens d’une époque où les élèves me disaient ne pas pouvoir manger de sandwich parce qu’ils étaient musulmans. « C’est dans le Coran, c’est écrit ! » M’affirmaient-ils.
Mais bien sûr… J’ai besoin d’avoir les clés. Alors j’ai lu le Coran comme j’ai lu la Torah, la Bible et les livres sacrés. Pour comprendre. Puis j’ai lu la religion au travers des auteurs, des romans.
Il en est de même concernant l’image de la femme. Par la religion et dans le monde, elles ont toujours fait peur, depuis la nuit des temps et par la littérature. C’est terrible.
La lecture m’a donc réconcilié avec beaucoup de sujets. Ceux qui disent du mal de l’Islam, je sais que ce ne sont pas des gens qui ont fait l’effort de lire. Donc est-ce que c’est très intéressant de débattre avec des gens qui n’ont jamais eu la curiosité ? Non. Il ne faut pas avoir peur de ce qui est différent. C’est ça l’ignorance. C’est dangereux.

Mais au-delà de la relation père/fils c’est la transmission, le message. Si j’avais été une fille je crois que j’aurais eu le même problème avec ma mère. Ce qui m’intéresse est qu’il n’y a pas une bonne manière d’élever mais dans tout ce que l’on fait, il y a toujours la possibilité de s’en sortir. Rien n’est immuable. L’endroit où l’on nait/est détermine ce que l’on est. Oui. Dans certains pays comme la Syrie, je pense que c’est plus compliqué d’avoir des libertés mais je crois que la vie nous laisse toujours la possibilité de devenir ce qu’on a profondément envie de devenir.

Ces auteurs sont tous liés à la médecine. Pensez-vous que les livres soignent / guérissent ?

Ah oui totalement ! Sinon on n’aurait pas tenté de les faire disparaître à plusieurs reprises en les brûlant, et en disant que certains auteurs étaient des sorciers ! C’est bien pour cela que dans les pays qui sont encore aujourd’hui tyranniques, on interdit la lecture de certains ouvrages puisque lire, c’est développer son esprit critique. Et donc être capable de dire non. Alors je me bats pour que les gens continuent de lire. C’est la seule connaissance. Pas 4 par semaine ça n’a pas de sens, mais même un par an, j’en serais très heureux ! Il faut que la lecture apporte de la liberté aux gens !

Je reviens aux femmes. Vous lisez Yasmina Reza. Cet auteur de romans qui a reçu le prix Renaudot pour Babylone en 2016 est aussi connu pour ses pièces reprises dans le monde. Elles mettent souvent en scène des personnages contemporains dont elle reflète les défauts et le ridicule. On peut alors faire un lien avec Beckett, Prix Nobel de la Littérature en 69, dont la pièce de Théâtre la plus célèbre et controversée est En attendant Godot, révélant l’art de l’absurde. Que vous ont apporté ces deux auteurs ?

En attendant Godot a été un des premiers livres qui m’a marqué, en plus je l’ai joué au théâtre. L’absurde, parce qu’encore une fois, selon moi, c’est l’humour aujourd’hui. C’est-à-dire mettre à distance, dédramatiser. Et j’aime cette capacité d’attendre ce qui n’arrivera jamais. L’espoir, l’espérance, c’est ça le squelette de l’être.
Le fait de se dire que demain sera génial, que derrière la montagne il y le soleil. Alors qu’on est de plus en plus confronté à la résignation. Les gens ne se battent plus, les gens ne sortent plus. Ma colère aujourd’hui est ce qu’il se passe en Tchétchénie. Il y a des manifestations nulle part par exemple, c’est-à-dire qu’on a accepté d’exterminer et de demander à des familles de tuer. Etre résigné c’est horrible.
Yasmina Reza, elle, décrit les défauts des gens et on en conclu que ces défauts-là sont très humains. On les a tous. Elle milite pour ça et son message est de dire que nous sommes égaux. Si on déteste quelque chose chez l’autre c’est forcément que ce quelque chose nous habite. Sinon on ne le sentirait pas, on ne le verrait pas.

Ça ne dérangerait pas…

Oui ça ne dérangerait pas. Voilà. Yasmina Reza est une femme qui a réussi à percer dans ce milieu ultra intellectuel. Elle a fait une pièce intitulée Art au sujet d’un tableau totalement blanc. Elle s’en est amusée. Cela a séduit la communauté qu’elle dénonçait au travers de sa pièce et ça j’adore ! Ceux qui criaient au génie, elle s’en moquait. J’aime l’idée ! Merci la vie !

Revenons au théâtre. Selon vous, il est fait pour rapprocher les gens : le vivre ensemble. Quel auteur a réussi le mieux ce pari selon vous à travers sa ou ses pièces ?

C’est une question difficile j’adore Tchekhov, Ionesco, parce qu’ils font rire et ce qui fait rire rassemble les gens. Et Lagarce bien sûr.

Jean Christophe Grangé : l’empire des loups vous a marqué. Pourquoi ?

Quelle histoire de fou je n’avais jamais lu de policier. J’y suis venu vraiment sur le tard, j’avais environ 33 ans. Et j’ai tout lu de lui. Je n’ai jamais pu lâcher ses livres tellement j’étais habité parce qu’il disait, tellement ça me faisait peur, tellement il décrit avec justeté. Comment peut-on décrire les choses aussi précisément ? Je rêverai de le rencontrer pour comprendre. Qu’est-ce qu’il l’habite pour être aussi précis ? Je crois qu’il y a des choses qui ne peuvent pas se décrire, je le pensais… Cela montre que derrière chaque porte, chaque humain, celui qui semble le plus sociable peut être atroce. Encore une fois, ça me donne raison car ce n’est pas dans ce qui est beau et ce qui brille que se trouve le génie ! Mais comment peut-on faire le parallèle entre l’atrocité et la beauté du jeu ?

Lors de vos interventions dans les maisons d’arrêts, vous avez été confronté à la population la plus isolée. De même dans les lycées, d’une autre manière. Quoi de plus seul qu’un adolescent ? Comment expliqueriez-vous à ceux qui liront cette interview, ce qu’apporte la lecture face à la solitude ?

Quand on est seul, on a qu’une chose : la littérature qui n’a pas de frontière, pas de passeport ni de religion. On peut lire ce que l’on veut, à notre rythme. Et, surtout, on a la possibilité de fermer le livre à tout moment en disant « J’arrête ! » alors que dans la vie on ne peut pas le dire ! Comme vous n’êtes pas obligé d’aller au bout du livre parce que vous avez entendu qu’il fallait toujours le terminer. Non. Si ça ne te plaît pas, arrête car tu as cette capacité de le faire. On peut choisir un jour de lire ce qui va nous faire rêver, ce qui va nous mettre en colère, ce qui va nous apprendre, ce qui va nous sembler étrange. Tout s’arrête et on est alors, jamais aussi proche de soi que lorsque l’on lit.

Sur le reportage diffusé sur C8, vous avez dit « Acceptons de lire et de voir autrement. » Qu’auriez-vous à dire pour pousser davantage les jeunes à la lecture ?

Si vous avez envie de vous aimer il est temps d’aller vous lire. Pour se lire, il faut accepter d’entendre les mots des autres. Vous allez découvrir des choses qui vont vous inquiéter, qui vont vous étonner, vous faire peur, de vous-même. Mais au final, l’histoire commence toujours par Il était une fois. À vous d’écrire la suite. Ça terminera bien et parfois vous découvrirez des émotions à travers la lecture, très fortes. Il y a des gens, ces auteurs qui nous parlent à travers ce qu’on lit, comme ceux déjà cités, que je conseille. Il y a un peu de nous dans chacun de ces livres. De ce fait, nous ne sommes jamais seuls, parce qu’on découvre qu’il y a plein de gens comme nous.
Lisez car c’est le seul moyen que nous avons aujourd’hui de garder notre démocratie et notre liberté : s’instruire pour se faire nos propres opinions et d’aller avec un bagage intellectuel les confronter aux résistances et aux croyances des autres.
Je ne sais pas si j’ai raison mais en tout cas j’ai envie d’en débattre. Le diable habite dans l’ignorance selon moi.

J’ai beaucoup aimé lorsque vous avez soulevé également qu’il ne faut jamais oublier que dans la salle quelqu’un voit le/un spectacle pour la première fois et un autre pour la dernière fois. Je vais donc faire un parallèle. Quel est le premier livre que vous avez lu et le dernier ?

Le dernier s’appelle Les revenants. Un journaliste a suivi ceux qui se sont engagés dans le Jihad puis rentrés. J’ai beaucoup appris, compris. Des gens quittent la France et donc reviennent parce qu’ils ont constaté que ce n’est pas Disneyland là-bas. Pour autant, ils continuent à détester la France. Dans cette atrocité « Les revenants » pensaient qu’ils allaient trouver la rédemption en Syrie. En outre, ils ont trouvé pire là-bas, au nom de la religion. Ils se pensent alors faibles mais en déduisent qu’ils vont bien en France, qu’ils sont libres. Liberté qu’ils espéraient trouver en Syrie.
Le premier : Les misérables. Je crois vraiment qu’il a bouleversé ma vie. Je viens d’un milieu agricole où les gens n’ont pas beaucoup d’argent. Naître dans une famille de vigneron, c’était devenir vigneron. Je me reconnaissais au travers de ce parallèle. Et, j’entendais aussi mes parents qui parlaient de ce qu’ils avaient vécu. J’y retrouvais alors ce circuit. Je m’étais promis d’en sortir. Je n’avais pas envie de porter ça.

Pour vous la transmission est un message de bonheur. Alors quel est LE livre que vous souhaiteriez transmettre à vos enfants ?

Ça c’est une très bonne question… Le dictionnaire. Car j’aimerais qu’ils connaissent les mots pour leur force. Pour la force et la charge émotionnelle. Qu’ils maitrisent les mots et qu’ils puissent les utiliser pour définir le plus précisément possible ce qu’ils sont. Qu’ils s’offrent ce luxe, de pouvoir être précis sur ce qu’ils sont, ce qu’ils ressentent.
Ou, Les Fables de La Fontaine. J’aime quand la morale est belle et rend service à l’ensemble, et pas quand elle nourrit l’extrémisme ou la folie. C’est important. Dans les pays du Maghreb, la transmission orale est très importante et souvent sous forme d’histoire.

Votre devise est que ce n’est pas l’objectif mais le chemin l’important. Merci pour ce chemin plein d’amour de l’autre, et de bonne humeur !

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5 commentaires

  1. Sylvie CLARA a dit :

    J’attendais cette interview avec impatience !!! J’ai particulièrement aimé la partie sur l’étiquette en France

  2. Merci pour cette interview avec Jarry ! Je l’adore

  3. Louanne a dit :

    Merci Laure pour cette superbe interview !

  4. Marinho a dit :

    Merci Laure pour cet super interview.

  5. Valentina a dit :

    J’aime beaucoup le travail de Jarry ! Ça fais plaisir de le voir se livrer à vous (et à nous du coup) ! Merci Laure

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